"Ensemble(s) la ligne" : Régine Charvet-Pello joue collectif
Régine Charvet-Pello est l'un des designers du tram, à l'origine du comité "Ensemble(s) la ligne". Avec son cabinet RCP Design Global installé à Tours, elle est devenue incontournable dans le domaine du design des transports publics. On lui doit notamment la livrée extérieure des trains Transilien, les tramways de Paris, du Mans, d'Alger ou encore d'Angers. Elle a accepté de répondre à quelques questions sur le comité de conception, le design du tram et l'ambiance de la ligne.
Un tram pour Tours Comment s'est constitué le comité "Ensemble(s) la ligne" ?
Régine Charvet-Pello Ce qui m'a intéressée dans l'appel d'offre de l'agglomération de Tours, c'est que l'on ne demandait pas un designer pour dessiner un véhicule mais un designer-créateur pour concevoir l'identité de la ligne, ce qui est finalement très proche d'une identité d'agglomération. Il s'agit donc non seulement du véhicule mais aussi de la voie, des stations, son impact de façade à façade et toute la zone de porosité de part et d'autre de la ligne. Cette zone mesure 500 mètres, ce qui pour une ligne de 15 kilomètres revient à traiter 15 kilomètres carrés et non pas uniquement un véhicule. Donner une lisibilité à la ligne, c'est plus que du design industriel.
Et puis, pour ma ville, je voulais proposer une équipe qui aille au-delà d'une approche de designer. Je souhaitais être plus créative que dans les villes où j'ai été amenée à travailler. Sur les autres tramways, travailler avec les uns et les autres posait des problèmes, il fallait courir derrière tout le monde. Là, je me suis dit : prenons tous ceux qui me semblent importants dans une équipe pour que demain on ait une vision transversale de la ligne. Prenons un artiste, un autre designer parce qu'il est intéressant de se confronter, prenons un urbaniste, un sculpteur lumière et quelqu'un qui crée du son. Il fallait s'intéresser à la musique et à la lumière de la ville. | "Pour ma ville, je voulais proposer une équipe qui aille au-delà d'une approche de designer." |
“Aucune autre province n’a de caractéristiques plus nationales...La Normandie est la Normandie [...] La Provence est la Provence mais la Touraine est essentiellement la France. [...] Autour du fleuve ce ne sont que grandes et anciennes traditions religieuses, sociales, architecturales, culinaires, le pays est en droit de se sentir français jusqu’à la moelle.” (Henry James, A little tour in France (Voyage en France), 1882). Château de Montpoupon, Céré-la-Ronde, 9 août 2009. | Et Dieu sait que la lumière de la Touraine est une vibration particulière ! Mais alors qui choisir ? La Touraine est l'image de la France. Ce n'est pas nous qui le disons : ce sont les écrivains, depuis des siècles, qui ont vécu ou sont passés par la Touraine. Les Anglais en particulier. Et je pense à Henry James qui écrit “Aucune autre province n’a de caractéristiques plus nationales [...] La Normandie est la Normandie [...] La Provence est la Provence mais la Touraine est essentiellement la France. [...] Autour du fleuve ce ne sont que grandes et anciennes traditions religieuses, sociales, architecturales, culinaires, le pays est en droit de se sentir français jusqu’à la moelle.”. A partir de cette réflexion, le mieux était de choisir les meilleurs Français pour cette équipe, de Touraine ou non, mais internationalement connus. Car la réflexion doit être locale : le tram rend service et doit être la fierté de la population tourangelle, mais il doit aussi être la vitrine internationale d'une qualité et d'un savoir-faire français. J'ai donc appelé Daniel Buren, car il sait travailler in situ. Buren est celui qui prend l'espace à bras le corps et sait en exprimer le sens. Il ne pose pas une oeuvre. J'ai vu des choses merveilleuses parmi les oeuvres posées le long des lignes de tramway, mais posées après coup, même si elles sont très intéressantes, elles sont comme un décor. Il n'y a pas d'approche conceptuelle très en amont, or c'est ce qui m'intéressait. J'ai appelé Roger Tallon, le designer des trains - et ingénieur - un homme fabuleux. C'est le père du design français du XXème siècle, c'est grâce à lui que l'enseignement du design est devenu ce qu'il est aujourd'hui. C'était mon maître et l'inviter à participer à la ligne, s'il acceptait, était le plus bel hommage que je pouvais lui rendre. Et il a voulu, ce qui est pour moi un honneur considérable. |
Un tram pour Tours Justement, avez-vous peiné à les convaincre ?
Régine Charvet-Pello Non. Et je ne dis pas cela pour me vanter. J'ai beaucoup réfléchi au projet en amont et je leur ai proposé une aventure. Tous ces gens n'ont rien à prouver ; ils ont tous exceptionnels. Je les ai convaincu en leur parlant d'une aventure collective exceptionnelle. Plus que le projet, c'est travailler ensemble qui est intéressant. Que Tallon travaille avec Buren, que Buren travaille avec l'extraordinaire géographe et urbaniste qu'est Jacques Lévy, que Tallon travaille avec Louis Dandrel ou avec Patrick Rimoux, qui a illuminé le centre Pompidou de Metz et la Grand Place de Bruxelles. L'aventure intellectuelle, travailler avec ceux qu'ils n'avaient jamais cotoyés leur a plu, c'était très fort.
Et puis le sujet, l'identité de ligne dans sa globalité, est beau. Encore plus beau quand les plus grands sont ensemble : où était le problème pour convaincre ? Il y avait une espèce d'excitation à partager ses qualités intellectuelles. Tous les brainstorming ont été filmés. Quel régal pour tout le monde ! Ce plaisir de travailler ensemble était comme une grosse friandise. Cela ne veut pas dire que tout le monde a le même avis et le même caractère. Mon challenge, difficile, était de manager ce groupe de travail et d'en faire ressortir le meilleur projet possible. Notre collectif a fait un manifeste, une déclaration d'intention dès le départ, pour dire que l'on pense ensemble avant d'exécuter. | "Quel régal pour tout le monde ! Ce plaisir de travailler ensemble était comme une grosse friandise." |
Un tram pour Tours De qui est l'idée de la livrée du tram en miroir ?
Régine Charvet-Pello De tout le monde ! Mais nous n'avons pas décidé, comme ça, de faire une livrée en miroir. Cela aurait été inintéressant. Comme nous travaillions sur un territoire, il fallait que la ligne soit à l'image des territoires de l'agglomération. En parlant de la Touraine, on pense d'abord à la Loire et à ses affluents. C'est le premier paysage, géographique, qui a construit le territoire. Le deuxième paysage, ce sont les jardins, modelés par la Loire ou par l'homme. Le troisième paysage qui vient se coller sur les deux autres est le patrimoine bâti et celui-là, ce n'est que l'homme. Or Tours fait partie des six villes européennes considérées comme les plus équilibrées par les urbanistes. C'est quand même génial !
La Loire, la bibliothèque et la cathédrale Saint-Gatien, depuis le pont Wilson. Tours, 6 avril 2010. | Nous, avec la ligne, nous créons le quatrième paysage qui vient lier les trois autres, parce qu'elle est orthogonale à la Loire. On crée un autre flux, celui de la mobilité, qui est très proche de notre siècle nomade. Ce quatrième paysage est structuré par les trois autres. S'il y puise ses racines de modernité, il doit être le reflet des trois autres. Il reflète la couleur du temps, la Loire, le Cher, le patrimoine bâti et les jardins. Il ne faut pas que ce soit un miroir totalement lisse mais le miroir du fleuve, comme la surface de l'eau. C'est une espèce de mise en abîme : ce véhicule, qui est le bijou au milieu de l'ensemble du territoire, absorbe les territoires et les renvoie sur la ligne. Cela a été un plaisir total de penser tout ça lors des brainstormings. |
Un tram pour Tours Le comité a proposé trois directions pour le design du tram. Lequel avez-vous préféré personnellement ?
Régine Charvet-Pello Celui qui a été choisi ! On a proposé trois directions parce que contractuellement, on doit réfléchir à deux autres approches. En fin de compte, cette ligne, c'est comme si on montait et descendait les gammes, le curseur du paysage, du sonore autour. Le matériel roulant est la partie mobile d'un tout, comme le curseur sur une table de mixage. C'est un bout de la ville qui n'a pas besoin de nez. En station, l'interface est sur le côté de la rame, pas à l'avant. Le but a été de traiter le tramway comme une station roulante, un trottoir roulant. C'est un curseur dans sa façon de parcourir la ligne, et son intérieur, au même niveau et de la couleur de la station, rappelle un trottoir. Il y a une lecture simple du territoire fixe et du "territoire mobile". | Maquette de travail du Curseur pour étudier la forme du nez. Un léger galbe sera nécessaire dans la partie basse pour loger l'attelage. | |
Un tram pour Tours Quelle ambiance comptez-vous créer en station ?
Régine Charvet-Pello L'idée est d'être le plus simple possible. Les pré-requis du tram sont sa capacité, son efficacité, sa régularité. Mais à Tours, qui est ma ville, faisons encore mieux ! Il faut que la ligne soit une oeuvre urbaine, qu'elle dépasse le cadre strict du matériel roulant. Parce que la ville mérite mieux que des petites oeuvres posées le long de la ligne. Si j'ai choisi d'inviter Daniel Buren, c'est pour travailler avec son expression simple et sobre que tout le monde connaît : la rayure noire et la rayure blanche. C'est un langage universel, on saura que c'est le tramway en les voyant. Elles expriment la modernité du patrimoine existant, qui est fait de façades blanches et de gris ardoise, presque noir. Les rayures de Buren sont en mariage total avec la ville.
Recherches fastidieuses sur les matériaux pour les bandes de Buren, puisqu'elles seront déclinées sur un grand nombre de supports. | Ce groupe de rayures marquera les six portes, qui feront entrer dans l'oeuvre en s'ouvrant. On retrouvera les mêmes sur la station. C'est une oeuvre in situ et fonctionnelle ! Les rayures expriment aussi un rapport de temps : désolidarisées tant que le tramway n'est pas là, puis dans une logique de correspondance lorsque la rame arrive. C'est presque cinétique, et ça va très bien avec notre monde actuel. Et de temps en temps, un groupe de rayures va s'échapper dans le territoire, loin, sur 200 ou 500 mètres, pour aller chercher les gens dans leur quartier. Ou alors elles monteront le long d'un bâtiment. C'est d'une simplicité incroyable ! Nous allons essayer de maintenir ce beau langage compréhensible de tous. A chaque station, un groupe de rayures remontera sur le totem rouge : c'est le signal. |
Un tram pour Tours Paris envisage de planter du thym et non pas du gazon sur le parties végétalisées du prolongement du tram des Maréchaux. Notamment parce que la consommation d'eau est moindre et que c'est plus facile d'entretien...
Régine Charvet-Pello ...et parce que ça sent bon ! Oui, nous réfléchissons à ce que nous allons planter...
Un tram pour Tours Avez-vous obtenu des garanties auprès des constructeurs en lice concernant la faisabilité de l'apparence du tram ? Je pense notamment aux rampes lumineuses, qui doivent se prolonger en-dessous et au-dessus de la caisse pour l'impression de continuité.
Régine Charvet-Pello Je n'ai pas le droit de vous communiquer les noms des constructeurs candidats. Mais ces études sont en cours, notamment sur les matériaux... Il faut voir l'avant comme la voie qui remonte le long du tramway, comme s'il passait sous le tapis. C'est d'une très grande simplicité, il n'y a a aucun effet de style ; et parce que c'est simple, il faut que ça soit parfaitement exécuté.
Le comité "Ensemble(s) la ligne est constituté de Daniel Buren, Régine Charvet-Pello, Louis Dandrel, Jacques Lévy, Patrick Rimoux, Roger Tallon et Serge Thibault. Une fois n'est pas coutume, et puisqu'il est difficile de tous les évoquer ici, je vous renvoie à cette page du site officiel pour faire plus ample connaissance avec eux.
Avec mes remerciements à Régine Charvet-Pello.